Fabienne Verdier, "Brin d'herbe" |
Ce qui m'intéresse dans la céramique, c'est le côté artisanal de la chose : partir d'une boule de terre et parvenir à fabriquer une théière, une tasse ou un bol a quelque chose de fascinant qui me fait songer à ces temps pas si immémoriaux que ça où les objets que l'homme utilisait avaient forcément été fabriqués de façon artisanale (je vous conseille à ce propos la lecture de la saga préhistorique "Les enfants de la Terre"). Pas de gourdes en plastique, point de bouteilles en verre ou de Brita, on stockait l'eau dans des outres en peau de chèvre ou en vessie de mammouth. Sans remonter aussi loin, je me sens un peu nostalgique du temps (sans doute parce que je n'ai pas connu son âpreté, me direz-vous) où les hommes fabriquaient eux-même ce dont ils avaient besoin pour (sur)vivre.
C'est peut-être un peu pour cette raison d'ailleurs que je me sens attiré par les poteries un peu "roots", "nature" : les matières brutes, l'asymétrie, les cuissons dessinant des motifs aléatoires et révélant les irrégularités de la matière. Y aurait-il un engouement actuel pour ce style de réalisations ? J'ai eu l'occasion de voir "en vrai" quelques pièces de David Louveau ou de Petr Novak (et d'en acquérir quelques unes), c'est exactement ce dont je parle : un parti pris orienté matière brute, une cuisson au feu de bois, un rendu irrégulier et aléatoire, des pièces uniques. Je digresse, revenons au sujet.
On m'a offert il y a quelques mois une séance d'initiation au tournage dans l'atelier d'Hélène Morbu, céramiste, au cours de laquelle j'avais pu mesurer la difficulté de cet art où le moindre faux mouvement peut tout faire écrouler en moins d'une seconde. Au bout de 2 heures d'effort, j'avais tout de même pu faire un petit pot en faïence, et je dois dire que ça m'avait bien plu.
Pour une autre occasion, j'ai de nouveau eu en cadeau des séances chez cette même céramiste et, bien que la perspective de tourner une jarre à puerh m'enthousiasmait au plus haut point, l'idée d'une table à thé me trottait dans la tête depuis un bon moment déjà. A tel point d'ailleurs que j'avais une idée assez précise de ce que je voulais faire et que le projet "jarre" a été repoussé. Inspiré par le superbe rendu du grès noir chamotté des pots d'Hélène Morbu (voir Collections / Pots sur son site), par quelques tables à thé aperçues ici ou là et par le thème de l'eau, j'avais en tête une vision assez définie de mon objectif. J'en ai fait une maquette en carton, que j'ai soumise à Hélène. Banco, c'est parti, je vais me fabriquer moi-même (un peu aidé tout de même) une table à thé en grès.
Cahier des charges : table carrée d'une trentaine de centimètres de côté, d'environ 5 centimètres de hauteur, soit un volume utile de plus de 4 litres (amplement suffisant pour une dégustation même prolongée), plateau supérieur avec quelques trous d'écoulement, et en son centre le symbole 水 - (shuǐ : eau) en relief. Cet idéogramme n'est pas là (que) pour décorer, il est destiné à éviter que mes théières ne baignent dans l'eau. Surélevées de quelques millimètres, les théières pourront laisser l'eau s'écouler sous elles : plus aucun risque de marques de stagnation sur le bas de leurs parois. J'ai longuement hésité sur le motif, envisagé plusieurs alternatives géométriques, mais le symbole de l'eau me semble approprié pour cette table destinée à la recueillir, et il faut bien rappeler que l'eau est un élément indispensable à toute vie, ainsi qu'un des paramètres les plus importants pour la préparation du thé. De plus, ce qui me plaît avec ces tables à thé, c'est quand même de jouer avec l'eau, d'arroser mes théières, de les faire déborder, de gansouiller comme dirait ma grand-mère.
Toi aussi, apprends à dessiner le caractère shuǐ grâce à Wikipédia |
Passons aux choses sérieuses: première session de travail (deux heures) :
Nous avons prélevé de gros morceaux de grès noir (brun rouge avant cuisson), puis nous les avons étalés avec un gros rouleau sur des planches pour façonner des plaques de l'épaisseur voulue (8mm). Nous avons réalisé 5 plaques au total :
- 1 plaque pour le fond,
- 2 plaques pour les 4 côtés (2 côtés par plaque),
- 1 petite plaque pour les éléments placé à l'intérieur de la table qui supporteront le plateau supérieur,
- 1 grande plaque (la plus grande) pour le plateau et son "cadre", celle-ci étant un peu moins épaisse que les autres.
Découpe des plaques, au couteau |
Ne pas oublier :
- de retourner les plaques pour ne pas qu'elles adhèrent trop fortement sur les planches de bois suite aux passages du rouleau (le côté opposé pourrait se craqueler en séchant).
- de prendre en considération les 8% de réduction à la cuisson lors des prises de mesure.
J'ai souhaité faire des inclusions de grès blanc sur le plateau, aux endroits où les trous d'écoulement seront percés (ces inclusions symboliseront des gouttes d'eau). Pour ce faire, c'est beaucoup plus simple que ce que j'imaginais : il suffit de former des petites boules et de les aplatir pour former des petits disques de la dimension souhaitée. Il ne reste plus alors qu'à les positionner sur le plateau aux emplacements désirés, puis de les "inclure" dans la matière en passant un coup de rouleau par dessus.
Voilà, c'est fini pour cette première session, on a superposé les plaques (intercalées par les planches qui les supportent) pour 3 jours de séchage dans l'atelier. Finalement, un jour de séchage suffira, les plaques seront alors recouvertes de plastiques pour ne pas qu'elles durcissent trop.
Deuxième session de travail (deux heures) :
Grattage des côtés extérieurs des montants pour faire apparaître le grain de la chamotte (opération assez délicate, déléguée en grande partie à Hélène qui a davantage le coup de main). L'intérieur et le fond devront au contraire être aussi lisse que possible pour garantir une tenue optimale de l'émail, à des fins d'étanchéité.
Le plateau et son cadre, avec les inclusions de grès blanc, avant découpe et perçage. Le grès n'a pas encore été "gratté" pour faire ressortir la chamotte. |
Découpe du fond et des montants aux bonnes dimensions, puis assemblage de la "boîte" à la barbotine. Mine de rien, ça prend beaucoup de temps : il faut hachurer les parties à coller, les enduire de barbotine, assembler. Dans la foulée, faire des petits boudins de terre et les pousser dans les points de jonction (intérieur et extérieur). Ensuite, gratter ce qui dépasse avec des petits outils en bois, ajuster, lisser... les finitions quoi. Pour corser un peu le tout, il faut savoir que la barbotine, ça colle très très vite : il vaut mieux ne pas se louper.
On utilise également un spray pour pulvériser de l'eau quand la terre sèche trop vite : il faut que la consistance des morceaux à coller soit idéale (la "consistance cuir" : assez ferme pour que le doigt ne s'enfonce plus, aspect et consistance souple du cuir) pour que le collage soit efficace (et étanche, ce qui est quand même l'objectif dans le cas présent). La boîte est maintenant terminée, et mise sous plastique en attendant la séance suivante.
Préparation de l'assemblage à la barbotine : hachurage des points de contact. |
Troisième session de travail (deux heures) :
Découpe et collage des éléments intérieurs destinés à supporter le plateau amovible, grattage (pour faire apparaître la chamotte) et découpe de la partie supérieure (le tour du "cadre" et le plateau amovible, sans oublier les côtés), perçage des trous d'écoulement, puis collage et ajustement du cadre.
Plateau découpé, percé et gratté. |
Le collage du cadre n'a pas été une mince affaire : difficile de lisser les points de jonction situés à l'intérieur de la "boîte" maintenant en partie recouverte !
Finalement, j'ai abandonné l'idée du symbole 水 : je suis tellement conquis par le rendu du plateau une fois percé et gratté que j'ai peur que ce symbole ne vienne tout gâcher.
Envers du cadre, avant collage sur la "boîte". |
Dernières petites finitions avant un séchage lent sur plusieurs jours (d'abord sous plastique, puis à l'air libre).
Prochaines étapes : séchage et cuisson. |
Quatrième session (trois quarts d'heure) :
Hélène a cuit la table et le plateau dans son four électrique à 980°C pendant une dizaine d'heures, cuisson au cours de laquelle le plateau a légèrement ondulé.
Il ne reste plus qu'à émailler l'intérieur de la table : il "suffit" de la remplir d'émail liquide, de la faire basculer de gauche à droite et d'avant en arrière pour que toute la surface interne soit couverte puis de la vider (sans trop en faire couler aux endroits qui ne sont pas sensés être vernis...).
Suite à ça, j'ai gratté les coulures avec un outil en bois pour avoir une épaisseur à peu près homogène, puis enlevé l'émail aux endroits non désirés à la brosse à dent et à l'éponge.
L'émaillage des inclusions de grès blanc s'est fait au pinceau. J'ai préféré émailler ces parties car le thé, ça tache. Autant sur le noir ça ne se verra pas trop, autant ces fines parties de grès blanc auraient rapidement bruni sans cette couche de protection.
Voilà, c'est presque fini, il ne reste plus qu'à cuire une seconde fois, en croisant les doigts pour que la table n'explose pas au cours de cette deuxième cuisson durant laquelle le grès va encore bouger.
C'est cuit !
La deuxième cuisson (une dizaine d'heures également, mais avec quelques 300°C supplémentaires) est terminée, et a miraculeusement redressé le plateau un peu gondolé par la première fournée.
Tout est droit (à peu près), tout est nickel, sauf que le plateau est un peu trop surélevé par rapport au cadre, je devrais limer un peu les supports si je veux que le plateau soit bien stable et de niveau.
Inauguration !
Quelques photos vite fait, mais bon vous aurez sans doute l'occasion de la revoir, cette table en grès. Au passage, vous pouvez en profiter pour admirer cette tasse à puerh de David Louveau, qui se marie très bien avec cette table et qui, surtout, fait des merveilles avec le puerh cru que j'ai choisi pour cette inauguration...
Et en plus, elle est étanche ! (ce qui n'est pas négligeable)...
11 commentaires:
Félicitations! Et merci de nous partager les aspects techniques de ta création.
Bravo!
Longue vie à ta Table à Thé(et à son Maitre d'œuvre aussi.)
Je ne suis pas prêt à ce genre de prouesse!
à bientôt.
Chapeau bas. C'est superbe.
Wouaou ! Quel travail ! C'est vraiment une très jolie pièce. Félicitations, je ne sais pas si je serai capable d'en faire autant.
J'admire aussi le travail de P.Novak. Je verrai bien ce style de table à thé remplacer la mienne, en bambou, dont l'étanchéité intérieure a du être revue et corrigée avec du joint.
Rien à ajouter : impressionnant
En un mot : Respect !
La forme carré m'a fortement marqué dans ta réalisation. Je la trouve autrement expressive par contraste avec le rectangle (trop peu convivial) ou le cercle (trop "ouvert").
Cette forme carrée accueille la rondeur de la théière, la rondeur de la goutte d'eau; tout en respectant la courbe.
Beau travail, belle matière.
Nicolas
Rien à dire, superbe, bravo! ;)
Du coup, je me demande : avec des débuts si prometteurs, vas-tu essayer de créer autre chose prochainement ?
Merci à tous !
Le plus dur reste à faire : limer les supports du plateau pour qu'il soit vraiment bien droit, bien stable, et à peu près de niveau.
Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de limer du grès, mais je ne vous le conseille pas.
Après 2 jours d'utilisation intensive de cette table à thé, je suis plutôt content du résultat. Evidemment, si je devais me refaire une table à thé, je ferais sans aucun doute totalement autre chose. C'est une fois l'objet terminé qu'on se dit que finalement, en changeant ceci ou cela...
Ce fut en tous les cas une expérience très intéressante, plutôt ludique (finalement ça se rapproche pas mal de la pâte à modeler) et un premier pas dans l'univers des céramistes. Merci encore à Hélène de m'avoir guidé dans cette réalisation :)
Pour la suite (et pour répondre à ta question David), j'ai bien quelques idées derrière la tête mais l'urgence va être de tourner des jarres à puerh.
Alors je vais commencer par le commencement, c'est à dire l'apprentissage du tour, à mes heures perdues (qui malheureusement sont fort peu nombreuses :)
Absolument magnifique ! Le travail fini est très réussi, quand au processus, je ne me lasse pas de relire ton article. Bravo !
Chouette travail! Tu as crée un beau terrain de jeu pour des matchs intenses entre l'eau, la terre et le feu!
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